I CONGRESSO PORTUGUÊS DE SOCIOLOGIA ECONÓMICA

 

 

Compte de capital, innovation et économie de découverte :

les conditions indéterminées du calcul économique de l'entrepreneur.

L'objet de cette contribution consiste à analyser les difficultés auxquelles se heurtent les interprétations économiques dans leur tentative commune de définir le statut et les fonctions de l'entrepreneur. En effet, comparé à la valeur heuristique des enseignements tirés des approches historiques ou sociologiques, la généalogie des représentations successives de la figure de l'entrepreneur dans les sciences humaines met en relief le contraste singulier de l'ambiguïté conceptuelle que laissent planer les théories économiques. Il faut y voir la traduction du statut paradoxal d'une discipline qui se constitue en se défaisant de son objet au motif d'un irréductible principe de méthode, tout entier condensé dans le processus de rationalisation, au sens de Max Weber.

La subjectivité de l'acte d'entreprendre, les effets induits par l'enchâssement social de l'entrepreneur, ou encore, les relations complexes entre la fonction de l'entrepreneur et sa rémunération, profit aubaine ou rente de talent, ne relèvent pas chez les classiques et les néo-classiques de l'ordre légitime du calcul économique. A bien y regarder, les quelques apports notables de la théorie économique sur le thème de l'entrepreneur peuvent être désignés comme des lignes de fracture vis-à-vis des interprétations dominantes, héritage des hérésies mercantilistes (Cantillon) ou formulations hétérodoxes (Knight, Schumpeter, Kirzner) souvent difficilement conciliables avec les cadres théoriques dont elles sont issues. Néanmoins, ces tentatives d'émancipation et les questionnements qu'elles suscitent, en particulier chez des auteurs comme Baumol, Leibenstein et Hirschmann, dans les contextes socio-économiques des pays du Nord ou des pays du Sud, contribuent à redéployer et à enrichir la problématique de l'entrepreneur sans pour autant parvenir à identifier de manière définitive le caractère spécifique de la fonction entrepreneuriale.

Le statut des entrepreneurs des pays du Sud apparaît a priori doublement absent des préoccupations de la théorie économique, en tant qu'entrepreneurs et en tant que représentants de civilisations dépourvues d'une organisation rationnelle de l'entreprise. C'est ce qu'entend démontrer Weber dans l'analyse des conditions de formation de l'esprit d'entreprise en Occident, mais c'est également ce dont témoignent de nombreux écrits économiques depuis le XVIIIème siècle, dans la lignée d'une tradition positiviste plurielle. En ce sens, comme le souligne Marcuse, le processus de rationalisation traduit bien "l'idée spécifiquement occidentale de raison" qui se manifeste à l'intérieur "[d'un] système de civilisation matérielle et intellectuelle (économie, technique, conduite, science, art) parvenant à son apogée dans le capitalisme industriel".

Ce processus de rationalisation n'est pas le seul fondement du calcul économique auquel se livre l'entrepreneur occidental. Il a pour corollaire un principe qui contribue à désocialiser, à désenchâsser les comportements économiques et à délimiter des types idéaux conformes à un calcul rationnel. On peut désigner ce principe comme "l'hypothèse cachée de la séparabilité totale", qui tend à isoler les phénomènes "[aussi bien] à l'intérieur du champ économique, qu'entre ce champ et les processus historiques, sociaux ou même naturels" (Castoriadis, 1986). Ainsi, le processus de rationalisation et le principe de séparabilité, censés refléter le rapport d'identité entre la rationalité occidentale abstraite et la rationalité économique concrète de l'entreprise capitaliste, incarnent bien la manifestation en idée d'une "occidentalisation du monde", pour reprendre une expression de Latouche. En affirmant leur prétention universaliste à représenter "l'abstraction quantifiante de toutes les spécificités", ils participent à nier l'altérité d'une autre représentation possible de l'esprit d'entreprise, au Nord comme au Sud.

Cette prétention, la rationalité occidentale la tire de son caractère propre, la calculabilité, et son corollaire, la prévisibilité. "Les pratiques qu'elle informe, écrit Colliot-Thélène (1990), ainsi que les structures et les institutions que ces pratiques sécrètent sont telles qu'elles peuvent être exactement anticipées". Les approches méthodologiques issues de ce processus de rationalisation peuvent être assimilées dès lors à ce que Deleuze et Guattari appellent des convertisseurs d'agencements, qui transforment les énoncés et tendent à imposer l'unicité de la rationalité substantielle face à la multiplicité des subjectivités procédurales, pour reprendre le sens de la dichotomie analysée par Simon.

Ainsi, les théories classique et surtout néo-classique réduisent l'entrepreneur à un simple agent d'exécution des indications du marché. Les définitions instrumentales de preneur de risques et d'agenceur des moyens de production qu'elles en donnent initialement restent subordonnées aux mouvements des prix. "Il ne peut ni ne doit les contrarier" (Perroux, 1969), à tel point que, dans la concurrence pure, "l'entrepreneur est un intermédiaire dont on peut faire abstraction" (Walras).

En introduisant la figure d'un entrepreneur-innovateur exogène, l'interprétation schumpeterienne tente de conférer un véritable libre arbitre à l'agenceur des facteurs de production. Apparaissant comme l'agent du déséquilibre économique, l'entrepreneur schumpeterien devient un facteur dynamique de création et de diffusion des gains du progrès technique à travers les combinaisons productives nouvelles qu'il met en oeuvre. Cependant, l'approche de Schumpeter ne parvient pas à sortir des contradictions issues de la confrontation avec les présupposés néo-classiques qu'elle adopte. L'innovation demeure un événement exogène. La fonction consistant à assumer les risques non assurables de la production n'est pas prise en compte. Le profit conserve un caractère ambivalent et reste partiellement inexpliqué. A l'image de l'entrepreneur walrasien, l'innovateur schumpeterien est également, à sa manière, un idéal type désubstantialisé.

A cette conception, mettant en relief les attributs d'un entrepreneur créateur de valeur nouvelle par les déséquilibres qu'il inflige au circuit économique, répond une autre interprétation qui tend à ériger un type idéal d'entrepreneur dont le comportement doit contribuer à l'inverse à rétablir l'équilibre. Ce nouveau rôle de l'entrepreneur sera développé par les néo-autrichiens, à partir de l'approche hayekienne. Ainsi, à l'image de l'entrepreneur walrasien, le pur entrepreneur de Kirzner n'est détenteur d'aucun actif. Le profit entrepreneurial représente seulement une récompense pour la vigilance du coordonnateur d'information, doté d'un comportement opportuniste rationnel, et opérant dans le contexte d'une économie de découverte.

A travers une approche socio-économique, nous tenterons de montrer quels sont les fondements de cette indétermination, qui fait de l'entrepreneur, "figure centrale du capitalisme" (Perroux), une figure insaisissable sur le plan analytique.

 

Philippe Béraud

Ecole Nationale Supérieure des Télécommunications (ENST-B) & CREREG-CNRS, Université de Rennes 1

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